François Malingrëy : La chambre rouge

Les photographies de l'exposition

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Pierre, Feuille, Ciseaux

Pierre, feuille, ciseaux. Le nom de ce jeu enfantin pourrait être le fil à suivre pour parcourir les peintures de François Malingrëy rassemblées ici, qui semblent peuplées de jeux et de mouvements de mains : mains serrées ou croisées, mains qui portent, mains qui coiffent, désignent, déforment le visage, grattent un bras ou tiennent des tournesols.

 

Pierre, feuille, ciseaux. Trois noms, trois gestes de la main, trois séquences qui s’enchaînent. Pierre : poing fermé ; feuille : plat de la main ; ciseaux : index et majeur écartés pour former un V. La pierre est dans les poings serrés de l’homme qu’on voit dans un des premiers tableaux de l’ouvrage, à la colère décidée et sérieuse, celle de l’adulte et de l’enfant tout à la fois. La feuille est accrochée au mur d’un autre tableau, grande page blanche dépliée derrière un petit garçon qui grimace, assis sur une chaise haute. Quant aux ciseaux, ils n’y sont pas : mais ce qu’ils ont découpé, oui. Au cœur de l’ouvrage, le corps du Nu dans la chambre rouge peint par Vallotton en 1897, est posé sur le sol d’une pièce, détaché de son tableau d’origine, tandis qu’un homme (le peintre lui-même ?) se penche pour s’en emparer. Quelques images plus loin, le même homme tient dans ses mains le même Nu : tous deux sont cette fois-ci devenus des figures découpées, puisqu’il s’agit ici non plus d’une toile mais d’un bois peint, dont la forme s’adapte aux contours des corps représentés.

 
S’emparant littéralement du tableau de Vallotton, Malingrëy rend d’une certaine façon hommage à l’œuvre d’un peintre qu’on imagine tutélaire pour lui, mais il le fait via un registre de citation bien particulier. Comme un enfant découpe avec application des images qu’il aime, des figurines de petits soldats dans des planches imprimées pour jouer avec, le peintre découpe ici la figure humaine du tableau de Vallotton, et se joue d’elle. Ce faisant, il se l’approprie, mais s’interroge aussi : que faire d’elle, maintenant qu’elle est là ? C’est ce que semble nous dire le visage interloqué de l’homme qui tient le Nu. Que faire des œuvres et des peintres qui nous précèdent et nous influencent, qui parfois peuvent devenir encombrantes ? À travers une série de tableaux qui semble aussi pouvoir fonctionner comme une séquence narrative, Malingrëy semble répondre à cette question de la façon la plus concrète : les œuvres qui nous hantent, il faut les manipuler, les reproduire, les malmener un peu, jusqu’à les connaître assez pour en faire des pièces détachées, et alors les intégrer, morceau après morceau, dans ses propres tableaux. Un jeu d’enfant.
 
Si le Nu se prêtait d’emblée à la découpe, tant il semble détaché du fond sur lequel il s’inscrit dans le tableau d’origine, ce n’est pourtant pas le seul élément qu’emprunte François Malingrëy : on retrouve ainsi les multiples drapés mais aussi la succession des plans, chambre rouge ouverte sur une autre pièce, puis sur un jardin. Le peintre en fait des tranches, des décors successifs à faire coïncider ou non, comme on composerait un diorama en papier découpé. Tantôt les portes finissent en effet par ouvrir sur le jardin, tantôt sur une autre pièce rouge, à l’infini. Les ciseaux du peintre composent un décor : le geste n’est pas tant ici celui d’appliquer des coups de pinceau que de trancher, ciseler, disposer des éléments, composés à partir de formes étalées devant sur la table, découpées dans une grande feuille blanche.
 
 

À partir de ce tableau-citation mais aussi de ses propres compositions et de ses propres modèles, François Malingrëy propose un ensemble d’œuvres qui relèvent du montage : montage de formes, de plans, de toiles et de bois peints. Issu de l’image illustrée, mais aussi d’une pratique du spectacle vivant, le peintre parle lui-même de mise en scène pour qualifier son mode opératoire. Il y a donc bien quelque chose de théâtral dans la façon dont les personnages représentés apparaissent et disparaissent, comme des entrées et des sorties de scènes, cachés dans l’ombre d’un mur ou derrière un rideau pour apparaître dans le tableau suivant en pleine lumière. À moitié nus, vêtus de sobres ou solennels vêtements noirs ou encore drapés dans de grandes capes mi-costumes de fantôme, mi-blouses de peintre, les personnages semblent en fait surpris en pleine répétition générale, se prêtant aux derniers essayages, affinant leurs gestes, leurs attitudes et leurs positions sur la scène. Les espaces représentés, les chambres grises, rouges et roses, sont autant de décors (et les bois peints, des éléments de ce décor ?) pour les différents actes, et convoquent de nombreux hors-champs, signifiés par l’attention du peintre pour les bords de ses tableaux, nous invitant à considérer ce qui toujours nous échappera dans la lecture d’une image. Là encore, il s’agit de jouer : faire dialoguer espace scénique et personnages, raconter une histoire par le séquençage narratif. Ici le peintre ne fait plus des pierres avec ses poings, mais manie plutôt des ficelles au-dessus du théâtre qu’il a lui-même construit.

 

Quelque chose vient cependant enrayer la mécanique huilée du théâtre de peinture et de bois découpés ; si les scènes semblent peuplées, si l’espace paraît vaste, il s’avère, à y regarder de plus près, que les visages se répètent, se dédoublent ; que l’espace n’est que la répétition de quelques chambres dont on n’arrive pas à sortir — le jardin, quand il est là, a toujours l’air hors de portée. Peut-être sommes-nous en réalité dans un espace rêvé, où l’architecture est labyrinthique et les personnages récurrents. Et s’il est question de théâtre, alors pourrait-on parler de théâtre mental, de « théâtre de la mémoire », cette invention de Giulio Camillo à la Renaissance qui fait suite aux arts de la mémoire de l’Antiquité : moyen mnémotechnique de retenir tous les savoirs, l’individu est invité à s’imaginer être le spectateur unique d’une pièce qui se joue devant lui, dans un théâtre qu’il façonne dans son esprit. Le décor qu’il se représente, les différents éléments qui le composent, sont autant de moyens de se souvenir, de rappeler à sa mémoire des noms, des dates, des idées.

 

Peut-être errons-nous dans les décors du théâtre mental du peintre, peuplé alors non plus de personnages et d’acteurs, mais plutôt d’incarnations des âges de la vie : la naissance (ou plutôt la grossesse), l’enfance, l’âge adulte, l’âge mûr. Si les tableaux sont peuplés, c’est d’abord des différentes versions de mêmes individus. « Je m’appelle Légion, car nous sommes nombreux », peut-on lire dans la Bible : dans le théâtre mental, on retrouve ses souvenirs d’enfance, et les couches de tous ceux qu’on a été un jour, et qui sommeillent en nous. Cette duplicité, voire cette multiplicité, est matérialisée par la présence, dans plusieurs tableaux, d’un miroir qui à la fois ouvre et referme l’espace sur lui-même. À ces miroirs répondent la série des bois découpés représentant des reflets troubles, comme saisis dans une flaque tremblante ou un cours d’eau. Se regarder : plonger en soi, dans l’image confuse, voire effrayante de sa propre complexité.

 

Pierre, feuille, ciseaux. Ce sont sans doute les poings serrés et la douleur provoquée par la pression exercée, jusqu’à en faire blanchir les phalanges, qui parviennent à nous sortir finalement de l’errance dans ces espaces mentaux. Le miroir où se refléter peut alors devenir feuille blanche, toile ou plaque de bois. Alors, s’emparer des ciseaux.

 

- NINA FERRER-GLEIZE

 

Septembre 18, 2021
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