10 ans déjà...

La première exposition d'Ella & Pitr à la galerie remonte à 2012. Il y a dix ans, les stéphanois secouent le faubourg Saint-Honoré avec 'Celui qui volait les étoiles pour les mettre dans sa soupe'. L'univers du couple étonne alors par sa poésie, son humour, sa candeur simulée, ravit avec sa fraîcheur autant qu'il interpelle. La naïveté n'est que forme, toujours feinte, et le fond peut être rude. Le "soi" est déjà convoqué. Les artistes peignent leur imaginaire mais, allant au-delà, c'est d'eux et donc de nous qu'il est question. Comment ne pas se projeter dans leurs œuvres ? Avec leurs mémés rebelles, leurs gamins va-t-en-guerre et leurs personnages édentés, Ella & Pitr nous touchent par surprise. Au fil des expositions on remarque qu'à travers leurs scènes humoristiques, grotesques, ironiques, absurdes ou rêvées, les artistes travaillent sur la fragilité. Une pile d'assiettes, un marteau, un rocher, un autre rocher qu'un petit garçon tente de retenir, une baignade en famille dans une eau sombre où nagent d'énormes carpes (koï). La brèche, la fêlure, David et/avec ou contre Goliath, Hamlet, nous, eux, comme des fourmis... 

Face à leurs œuvres nous allons du sourire à la réflexion (ou au rejet pour certains), en passant par l'étonnement et la tendresse ; souvent dans cet ordre. Ils ne le savent pas encore mais ceux qui se laissent prendre dans l'univers du couple vont partir avec eux pour longtemps... 

En dix ans, Ella & Pitr on fait du chemin. Ils ont parcouru un nombre incalculable de kilomètres, traversé le globe de part en part pour y peindre et y exposer, de Beijing à Chicago en passant par Stavanger, Londres, Rome, Santiago du Chili, Mumbai et bien d'autres villes. Ils ont donné vie à une famille de géants seulement visibles du ciel, ils ont peint les plus grandes fresques d'Europe en 2015 en Norvège et en 2019 à Paris, pour finalement décider de travailler à leur destruction. La course au gigantisme a fini par les fatiguer. La taille prenant le pas sur le fond, la surface sur les scènes, ils ont choisi de revenir aux fondamentaux de l'art urbain, c'est-à-dire à sa dimension éphémère en faisant littéralement exploser leurs créations. Physiquement, grâce à l'utilisation de supports tels que la pierre ou le béton, et conceptuellement, en faisant céder la matière — ou en donnant l'impression qu'elle cède — sous la vibrante émotion ressentie par leurs personnages. 

C'est cela aussi Ella & Pitr : ne pas s'éterniser dans les recettes qui marchent. Être toujours en mouvement pour ne pas stagner, pour ne pas s'ennuyer ni nous ennuyer, et se positionner là où on ne les attend pas. Cet état d'esprit s'applique autant à leurs œuvres de rue qu'à celles d'atelier. En une décennie leur pratique a connu nombre de transformations, d'évolutions de supports et de sujets. Avec des peintures sur toile et sur papier bien sûr, mais également sur béton, sur bois, casiers d'imprimeurs, avec des scènes dissimulées derrière du verre cathédrale, des personnages dessinés communiquant avec (ou via) des objets : pinceaux, cailloux, céramique, assiettes cassées... Le tout fait maison et empreint de la poésie qui les caractérise. 

 

Surprendre, Ella & Pitr le font encore en dévoilant fin 2018 les premiers tableaux de leur série "Plis et replis de soi". Plus abstrait, ce nouveau corpus ne vient en rien rompre avec leurs œuvres figuratives mais bien les prolonger. Les piles de tissus jettent la lumière sur les vêtements, leurs textures et leurs motifs détaillés, dont ils habillent depuis toujours leurs personnages. 
Les Plis et replis nous plongent dans la peinture certes, mais ils ne sont pas qu'une démonstration technique. Au-delà de leur qualité esthétique, ils nous poussent à nous interroger sur ce qui se passe sous la surface des choses, de nous, de "soi". Ils sont une illustration du visible et de l'invisible. De ce que nous donnons à voir et de ce que nous sommes au fond ; de ce que nous pensons être. Passé l'aspect séduisant de l'œuvre, les Plis et replis nous invitent à l'introspection. 
Cette introspection, cette plongée en soi ressurgit dans la série des Rieurs. Eux aussi expriment une certaine dualité. Ces hommes, femmes ou enfants qui rient à gorge déployée et souvent de toutes leurs dents nous interpellent visuellement bien sûr, mais surtout par la puissante émotion qu'ils transmettent. Ce rire franc passe de leur visage au nôtre lorsque nous les découvrons. Leurs proportions — énormes — jouent également leur rôle : enserrées dans le rectangle de la toile, ces explosions de joie ont tout l'aire de vouloir déborder de leur cadre. À tout moment l'on s'attend à le voir vibrer sous l'effet du fou-rire. 

Et parce qu'une émotion ne vient jamais seule, les hilares sont accompagnés de leur double plus tranquille, en réflexion ou las de tant d'exubérance. Le calme et la tempête en somme, réunis en une œuvre sans que l'on sache exactement qui précède qui. 


Ella & Pitr ne renient ni ne sacrifient rien. En dix ans nous — galeriste autant que collectionneurs ou amateurs — avons pu constater ce que signifie pour des artistes "la liberté de créer" sans limite d'objet, de dimension ni de sujet. Et c'est toujours avec la même curiosité mêlée de gourmandise que nous accueillons une nouvelle exposition du couple. 

Jonathan Roze