François Malingrëy : "Les Silencieux"

Les photographies de l'exposition

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Les Silencieux est la première exposition personnelle de François Malingrëy à la galerie. Ouverte depuis le 12 mars 2020, elle devait se prolonger jusqu'au 11 avril. Au vu des conditions sanitaires actuelles, l'exposition a été suspendue et a repris en mai.

 

Découvrez les photographies de l'accrochage. Accompagnant ces photos, parcourez les textes de Gilles Clément (architecte, paysagiste, écrivain) et de Claude d'Anthenaise (conservateur du Musée de la chasse et de la nature), publiés en préface du catalogue d'exposition.

 

 

François Malingrëy

 

Où sommes-nous ?

 

Cette question demeure en tension dans un monde où l'organisation du temps et de l'espace répond à des codes profondément mystérieux. Les habitants de la planète « Malingrëy » ne cessent eux-mêmes de s'interroger sur leur propre raison d'exister. Ils évoluent pourtant dans le calme absolu d'une culture partagée et assumée. Peut-être ont-ils les réponses aux questions que nous nous posons mais nous ne sommes pas en mesure de les entendre. Les voix des habitants de cette planète demeurent silencieuses.

 

Savoir où l'on est : les naturalistes, les philosophes, les géographes, les cosmonautes et les serviteurs de toutes les religions seraient ravis d'apporter leurs lumières sur un tel sujet. Ils ont les arguments pour illustrer leurs certitudes sur l'état du monde. Ils se prêtent volontiers à l'exercice d'un rituel capable de sacraliser leur vision en laissant entendre qu'ils détiennent le savoir et la raison.

 

Sur la planète Malingrëy il faut se départir d'un habit de convention. Se montrer nu, ou presque. Regarder les oiseaux sans s'étonner vraiment de leur présence et simuler un acte d'accord sur un thème indéfini. Les tissus, les draps tendus en matières fluides organisent l'espace pour créer à la fois un dévoilement et un mystère. Seuls les extra-terrestres ont les clés de lecture d'une telle présence au monde. C'est pourtant bien à nous, humains terriens, que les tableaux s'adressent. Où sommes-nous ? Comment se fait-il que nous n'ayons pas la réponse ?

 

Faudrait-il orienter notre regard autrement ?

 

Face aux scènes offertes par l'artiste on ne cesse d'attendre. On s'immerge, on plonge dans un subconscient qui atteint l'âme et la soumet l'univers intemporel de la contemplation, à la fois subversif et apaisant : tout peut arriver. On finit par se dire que les messages admis, ceux de la bienséance autorisée, ne sont qu'une façon étroite de voir le monde.

 

Les habitants de la planète Malingrëy ouvrent des portes sur l'abîme qui nous sauve des certitudes. On peut douter. Enfin. Et finir par comprendre qu'il suffit de s'interroger pour vivre.

Sans attendre.

 

- GILLES CLÉMENT

Thalys Paris-Bruxelles le 30 janvier 2020

 

 

 

Les Silencieux

 

Dans le contexte de l’art contemporain français, longtemps marqué par une crise de l’enseignement et par la déprise de la peinture comme mode d’expression, l’apparition de François Malingrëy au Salon de Montrouge en 2015 avait tout pour surprendre. Nouvellement diplômé de l’École des Arts décoratifs de Strasbourg, le jeune artiste semblait résolument indemne de ce qu’il convient d’appeler « l’académisme duchampien ».

 

A la fin du XXème siècle, le culte voué à l’inventeur des « Ready-made » et de l’art conceptuel n’avait-il pas imposé la rupture avec toute forme de tradition artistique ? Prônant l’affirmation de soi et l’émancipation des modèles, les professeurs des écoles d’art déconseillaient à leurs élèves d’aller voir dans les musées : la création devait apparaître sans ascendants. Mais l’enseignement artistique a évidemment failli à produire le milieu stérile où expérimenter ce principe de génération spontanée. Débordé par les aspirations d’une génération assoiffée d’images et par les facilités offertes par l’internet, l’art de la rupture a brusquement cédé. Pour nombre de jeunes artistes l’héritage subversif de Marcel Duchamp se résume à l’impertinence de vouloir tutoyer les maîtres.

 

Précisément, François Malingrëy fait le choix d’un art savant. Sous le prétexte de figurer des personnages sur la plage ou des scènes d’intérieur, il nous entraîne dans un fascinant dédale de références, de citations et de mises en abime. Ses peintures et ses sculptures se nourrissent de vingt siècles d’histoire de l’art, depuis les portraits funéraires du Fayoum jusqu’à l’école réaliste américaine en passant par la sculpture funéraire médiévale ou le pop chinois. D’œuvre en œuvre il nous invite à suivre un parcours complexe, évoquant une arborescence informatique ou un labyrinthe borgésien, mais ponctué de signes reconnaissables comme autant de cailloux blancs.

 

Formé aux techniques de l’illustration Malingrëy a un rapport décomplexé aux images. Comme nombre d’artistes de sa génération, il n’hésite pas à les emprunter dans des répertoires hétéroclites, souvent livrés par l’informatique, pour les recycler dans un nouveau contexte. Mais, ce jeu de collage, qui pourrait s’avérer un peu vain, il le pratique en plasticien, bien convaincu qu’un tableau, « avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Alors que la plupart de ses contemporains se contentent d’images virtuelles, il parait profondément attaché à la matérialité de l’œuvre. Valorisant le travail de la main, il s’appuie sur les contraintes du métier, que ce soit en peintre ou en sculpteur. C’est dans cet optique qu’il s’exerce à l’art du portrait, comme d’autres font leurs gammes, avec des séries étroitement cadrées sur le visage du modèle. Paradoxalement, la pratique quasi artisanale du ciseau ou du pinceau permet de donner corps à des images immatérielles. La lenteur d’exécution ne favorise-t-elle pas la profondeur ? A trente ans l’artiste témoigne d’une exceptionnelle maîtrise des enjeux plastiques et s’il recourt aux emprunts c’est au service d’une expression vraiment personnelle.

 

Une citation littérale vient parfois nous mettre sur la piste. Épinglée sur la porte, derrière le modèle, une carte postale reproduit l’un des tableaux de Vilhelm Hammershøi (1864-1916) peintre du silence s’il en est. Le maître danois demeure-t-il dans l’appartement situé derrière la porte ? La tonalité des scènes d’intérieur peints par François Malingrëy lui est tributaire comme le décor d’une banale intimité où posent La femme et les enfants au pantalon rouge. Mais, dans ce dernier tableau, au gré d’un télescopage audacieux, c’est une icône du Pop art que l’on reconnait derrière les chaises alignées le long du mur. La bouche fardée à la cigarette allumée de Tom Wesselmann (1931-2004) s’introduit dans le décor sans en troubler la paisible harmonie.

 

François Malingrëy ne pratique pas le détournement par l’humour ou la parodie. Bien loin de l’agressive irrévérence d’un Yue Minjun (né en 1962), il rend hommage. Le plus souvent, ses références ne sont pas littérales. Elles sont là pour construire un climat d’étrangeté, à titre de réminiscence, comme dans un rêve ou dans ces moments éveillés où l’on a l’intuition d’une situation déjà vécue. Aussi n’est-il pas nécessaire d’identifier la provenance ou le modèle pour être touché par une grâce nostalgique. L’érudition ne saurait être la seule clef d’interprétation d’une œuvre complexe : les personnages groupés au bord de l’eau ont-ils encore connaissance du Swiming hole de Thomas Eakins (1844-1916) ? Ailleurs, la virtuosité chromatique du jeune homme assis sur le rivage n’efface pas le souvenir du jeune baigneur d’Hippolyte Flandrin.

 

Dans le traitement des corps, Malingrëy procède à une mise à distance affective. La nudité, le plus souvent partielle, se garde d’être séduisante ou aguicheuse. Les visages ne croisent pas nos regards. Cet éloignement émotionnel est l’une des composantes de l’étrangeté de l’œuvre. Si Malingrëy se réfère à Flandrin, c’est plus à la monumentalité hiératique du peintre d’église. N’a-t-il pas une sensibilité particulière envers la peinture religieuse à laquelle il doit certains procédés comme les fonds d’or de ses portraits. Parfois ses personnages semblent impliqués dans un rituel qui demeure obscur. Le groupe sur la plage reproduit-il une descente de croix ? Et saurons-nous jamais à quel culte est destiné la Procession ? Ces peintures suivent apparemment les conventions de la narration. Mais le sens nous en échappe résolument. On pense à Edward Hopper (1882-1967), autre peintre du silence qui a marqué l’artiste. De cela aussi nous sommes tenus à distance.

 

La répétition des motifs au sein de la même œuvre s’inscrit parmi les procédés permettant d’accentuer la singularité onirique : ibis reproduits comme des motifs de papier peint, personnages déclinés sous différents angles - il n’est pas question ici d‘évoquer la gémellité, mais plutôt d’introduire divers états du modèle, d’en diluer la personnalité sur l’ensemble de la toile. Au même titre que l’éloignement affectif ou la mise à l’écart du réel, le dispositif permet de concentrer l’intérêt sur les enjeux plastiques.

 

Depuis son apparition à Montrouge, le travail de François Malingrëy évolue vers une plus grande intériorité. Cette tendance est propre aux grands artistes. Désormais la représentation d’une chaise prend un caractère de méditation. Avec leur chromatisme restreint et leur format mesuré, Le feu ou Le crépuscule rejoignent la densité mystique de certains paysages romantiques allemands.

 

Le peintre des Silencieux serait-il également peintre de l’âme ?

 
- CLAUDE D'ANTHENAISE
 
Mars 17, 2020
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