Julien Colombier

« Entropiques »

 

Elles ont l'appétit des formes issues du all-over mais s'épanouissent en subtiles variations qui trahissent leur penchant pour un chromatisme plus ancien, celui ourlé de l'art nouveau ou celui décoratif de William Morris, partageant avec les œuvres de Julien Colombier une harmonie ensorcelante et une absence de perspective. Cependant, absence de perspective ne signifie pas absence de profondeur. Et c'est dans les sous-bois lumineux de cette dernière que l'appel de la jungle de Julien Colombier nous happe de plein fouet. Au point d'entrer dans un autre monde, l'œil candide, émerveillé, par cette végétation luxuriante qui distribue ses ramifications dévorantes et sensuelles. Le jardin, ou la forêt, paraît plus grande que nature. Le format des œuvres, resserré sur des détails de larges feuillages alanguis, nous en offre des points de vue de l'intérieur, suggérant une immensité beaucoup plus touffue dans le hors champ du tableau. Devant - pourrait-on dire dedans - nous ressentons sa puissance et, à l'instar de Mowgli, nous doutons : faut-il la craindre ou s'en gorger ?

 

Impossible à circonscrire à l'intérieur de la fenêtre du tableau, cette beauté tentaculaire déborde, irrésistiblement, s'étend, à la manière d'un univers en croissance, en expansion. L'artiste attaque plusieurs papiers marouflés sur toile pour construire un espace immersif à la manière d'un wall-painting. S'entrelacent alors devant nos yeux ce qui semble être des fougères, des chardons, des feuilles de palmier dans des rouges carmins, des bleus pétrole, des jaunes d'or et des bleus canard irréels, proches des gammes des coloris textiles que Julien Colombier a découvert, enfant, sur le marché Saint-Pierre en compagnie de sa mère. Le chatoiement des couleurs l'avait alors subjugué au même titre que quelques années plus tard les aventures colorées de Matisse.

 

Méthodiquement, sur un fond noir, évoquant le premier geste de l'enfant à la craie sur le tableau noir, l'artiste trace les formes de son imagination végétale au pastel gras, champ après champ, dans un effet de superposition visuelle : « Je dispose de 96 couleurs non mélangeables, contrairement à l'huile. Mon défi est donc de transcender cette contrainte. Je compose mes œuvres comme des morceaux de musique électronique, sur la base d'un motif récurrent, plusieurs autres venant petit à petit s'y superposer » explique-t-il.  La forme colorée, à la manière d'un processus, en ressort grandie, épaissie, relief tentant de s'échapper du tableau. Naissent des plantes inconnues, dont la stylisation et la répétition formelle crée une abondance surnaturelle qui semble avoir peur du vide. L'attention portée par le peintre aux effets d'ombres et aux correspondances de couleurs crée une vitalité magique qui suggère le mouvement. Les courbes semblent vivantes, mues par une force mystérieuse. Le talent de Julien Colombier réside dans cette capacité à éloigner ses œuvres de l'aspect purement décoratif pour les emmener sur le territoire si attachant du Douanier Rousseau entremêlé aux exubérances graphiques des films d'animation. Le Voyage de Chihiro, une des grandes références de l'artiste, sourd au creux de ses courbes. On imagine presque les plantes se mouvoir et frémir au gré du vent, on discerne au loin le bruit d'animaux invisibles. Le décor n'en est plus un, il prend vie, sauvagement, en nous replaçant, nous humains, non au centre de ces tropiques mythologiques mais en-dessous, nous obligeant à baisser la garde de nos vanités humaines.

 

Le fantasme du jeune artiste, dans ses premières années, était d'amener la nature dans la ville, désormais, il irrigue n'importe quel lieu à sa portée et nous embarque dans sa fiction végétale qui n'est pas sans rappeler, à travers le filtre de ses couleurs inventées, les bleus électriques du film Avatar. Seulement, dans le décor de l'artiste, il n'y a pas de place pour l'espèce humaine. Ainsi, la théâtralité picturale et spontanée de Julien Colombier, si elle donne à voir les arborescents « systèmes de la nature » selon ses mots, s'enténèbre aussi de l'inquiétude de l'anthropocène.

 

Le récit végétal devient mythologique, peut-être même eschatologique… Est-on aux premiers temps ou aux derniers ? Est-on au plus profond de notre imagination ou sur une autre planète dans un autre espace-temps ? Est-on au cœur de la dernière forêt vierge de la planète, dont les écosystèmes et la richesse sont si complexes et denses que nous n'en connaissons que des bribes ?

 

Les œuvres de Julien Colombier sont fascinantes car leurs faisceaux labyrinthiques jouent avec nos illusions et nos rêves tout en nous confrontant à ce qui nous échappe, ce que nous ignorons encore. En un mot, le mystère de la nature. Ici, chanté par une quête formelle du beau, revendiquée par l'artiste et si tabou il n'y a pas si longtemps dans l'art contemporain.

 

Elles sont cet étrange objet du désir qu'est la tentation. Hymne évident à la beauté de la nature, elles sont aussi plus subtilement annonciatrices de son pendant le plus obscur, le chaos. C'est pourquoi elles se nomment Entropiques.

 

 

Julie CHAIZEMARTIN

Journaliste, critique d'art