La couleur avant le geste

 

Dans mon musée imaginaire de la peinture, trois toiles dominent par leurs accords colorés : La Déposition (1526-1528) de Jacopo Pontormo, White Center (1950) de Mark Rothko et Spearfishing (2013) de Peter Doig (il vous sera facile de les trouver reproduites dans toute bonne monographie de ces artistes ou bien sur Internet). Le costume de la figure au premier plan de la première associe un rose pâle, un jaune paille et un bleu ciel. La seconde superpose des plages abstraites jaune, rose et lavande sur un fond rouge virant à l'orange. La troisième est censée représenter une pêche au harpon mais on ne voit que les costumes orange et jaune vifs des deux personnages placés sur un canoé vert, lui-même sur un fond bleu nuit et noir. Dans ces trois cas, on oublie la composition, le sujet, le style du peintre. C'est la couleur qui prend le pas ou plutôt ce sont les associations de couleurs qui l'emportent sur le geste.

 

Est-ce la même chose avec les grandes toiles de l'Allemand Jan Kolata ? Dans son travail, on devine des formes abstraites plus ou moins géométriques (cercles, courbes, lignes parallèles, horizontales ou verticales), des signes évocateurs (nuages, nœuds, serpentins, tire-bouchons…), des aplats monochromes travaillés (ponçage, gravure, raclure, dégoulinure…), des superpositions avec des zones opaques et des transparences. Le hasard y joue un rôle important mais c'est l'artiste qui le dirige.

 

Au final, plus que le geste, c'est le jeu des couleurs que l'on retient. Rouge sur orange, rouge sur jaune, vert sur violet, bleu sur violet, bleu sur orange. Chaque accord, grâce aux couleurs qui se chevauchent et aux effets d'opacité, se nuance de demi-tons et de variations subtiles.

 

Prenons, par exemple, la toile intitulée 140.180.2014.11. Cette acrylique sur toile déjà ancienne, envahie de disques et d'ovales, révèle de savants accords colorés que l'on peut associer aussi bien au maniérisme de Pontormo, à l'Expressionisme abstrait de Rothko ou au romantisme contemporain de Peter Doig. En haut à droite, ce turquoise sur orange, qui vire au vert en s'assombrissant et au bleu ciel en s'éclaircissant, rappelle l'ange porteur du Christ de l'immense huile sur bois cachée dans l'église Santa Felicita de Florence. En haut à gauche, la masse rouge qui recouvre le disque orange rappelle la tension existant dans le tableau de Rothko avec cette lutte entre deux couleurs de forces égales. Juste au-dessous, cet étrange haricot bleu à tête sombre reprend les mêmes bleu et noir qui constituent l'arrière-plan de la pêche du peintre écossais.

 

Ces correspondances entre la toile de Jan Kolata et mes trois œuvres de référence sont sans doute le fruit de mon imagination. Jan Kolata n'a sans doute voulu faire aucun clin d'œil à l'histoire de l'art mais il connaît celle-ci, sait combien la couleur a d'importance. Il en maîtrise la sensualité et les pouvoirs évocateurs.

 

Dans les toiles les plus récentes encore, couche après couche, l'acrylique devient vivante, intense, même si les rouges, bleus et jaunes sont moins violents. Comme avant, les plans inférieurs remontent tout de même à la surface car il n'y a pas d'effet de profondeur. La couleur se met alors en mouvement, danse, devient musicale. Se compose peu à peu une symphonie vibrante, lumineuse, où les effets chromatiques l'emportent sur le geste initial.

 

 

Guy BOYER

Auteur, rédacteur en chef de Connaissance des Arts