Adrian Falkner

 

La ville écrit 

 

En 1957, pour le journal France-Observateur, l'écrivaine Marguerite Duras rencontre et interroge Germaine Roussel, ouvrière dans une usine de métallurgie, qui vit en banlieue parisienne et ne sait ni lire ni écrire. 

« Y a-t-il des mots que vous connaissez sans savoir les lire ? », lui demande-t-elle. 

« Il y en a trois. Les mots des stations de métro que je prends tous les jours : Lilas et Châtelet, et mon nom de jeune fille, Roussel. […]

- Comment les voyez-vous, comme des dessins ?

- Si vous voulez, comme des dessins. Le mot Lilas, il est haut presque comme il est large, il est joli. Le mot Châtelet, il est trop allongé, je trouve qu'il est moins joli. Il est bien différent du mot Lilas à voir[1]. » 

 

En 1961, le photographe Brassaï publie son livre Graffiti[2], fruit de trente années passées à sillonner la ville de Paris à la recherche des dessins, gravures, inscriptions volontaires ou accidentelles qui recouvrent les murs. Insultes, revendications politiques, mots d'amour, mais aussi fissures, traces de ciment, bouches d'égout, crépi effrité… La série photographique comprend des centaines d'images : toutes sont des plans rapprochés en noir & blanc, plutôt contrastées, et l'ensemble est saisissant. C'est comme l'abécédaire infini d'une langue inconnue et indéchiffrable. C'est le langage du mur, écrit Brassaï. 

 

La ville parle, ou plutôt, la ville écrit. Souvent, pour intimer quelqu'un au silence, on lui dit que les murs ont des oreilles. De fait, il faudrait savoir se taire et écouter, car si les murs ont des oreilles, ils ont aussi une langue et ils racontent, pour celui ou celle qui voudra bien y prêter attention. 

 

 

Adrian Falkner est devenu artiste en écrivant sur les murs, en mêlant sa voix à celle de la ville. Aujourd'hui, son geste artistique est différé ; il n'advient plus immédiatement au contact de la surface du mur ou du sol, mais dans un second temps et sur une autre surface - celle de la toile, dans l'atelier. À l'instar de Germaine Roussel ou de Brassaï, Falkner prélève, isole et détache des morceaux de ce langage de la ville, les dessins et les signes que cela crée. Il les emporte avec lui pour nourrir plus tard son travail de peintre. En témoignent ses propres photographies, que l'artiste a décidé de faire figurer dans le catalogue. Ce sont des notes visuelles, fugitives, rapides, prises au détour d'une balade, d'un déplacement piéton entre deux rendez-vous, ou à l'occasion d'un plus long voyage, rythmé par les gares et les aéroports. Immenses buildings aux mille et une fenêtres, échafaudages, grillages, dalles de carrelage, murs en briques, marquages au sol, vestiges d'une habitation démolie, panneaux d'affichage… à travers les photographies d'Adrian Falkner, la ville se lit comme un grand palimpseste fait à la fois de l'ancien et du nouveau, du transitoire et du pérenne, de l'accidentel et de l'intentionnel. L'ensemble de ces images forme une sorte de lexique, un vocabulaire visuel dont les formes empruntent à l'écrit : lignes, grilles, tracés, lettres, maillages. 

 

Ces photographies nous invitent à regarder la ville comme Falkner ; c'est-à-dire en faisant cet effort de désapprentissage du réel connu. Le voir comme si c'était la première fois, plutôt que de le traverser pour en saisir le sens. D'abord regarder les signes, les formes, les dessins. Lire la ville, c'est déchiffrer sans jamais chercher à reconnaitre ou à comprendre. C'est se mettre dans les yeux de l'enfant, de l'étranger, de l'illettré, et cela est à la fois un geste artistique et un geste politique : car précisément, se mettre dans ces yeux-là, c'est considérer ceux que la ville laisse pour compte, ceux qu'elle met à l'écart. 

 

Falkner dissocie les formes urbaines de leur fonction, et travaille dans la tension entre les deux. La ville devient alors une captivante et labyrinthique conteuse, tantôt chaleureuse - quand on a choisi de se laisser porter par ses récits, tantôt hostile - quand ce n'est pas un choix. 

 

À l'intérêt de l'artiste pour l'architecture urbaine s'ajoute un regard porté sur les motifs, ceux qui recouvrent les banquettes du métro, les grands sacs en plastique tissé souvent utilisés par les habitants des rues pour transporter leurs effets personnels, les monogrammes des bagageries de luxe, les bâches de chantier. De fait, « tissage » et « texte » sont deux mots faits de la même racine, et dans ces maillages aussi, la ville écrit, la ville s'écrit.

 

C'est sans doute justement à l'endroit du textile que la ville et l'atelier, le dehors et le dedans se rencontrent. Adrian Falkner retourne ses toiles et peint sur le côté brut, non enduit. Littéralement, l'atelier devient alors l'envers de la ville ; et ses toiles l'envers de ses photographies. Dans ses tableaux, on reconnait comme des indices ses prises de notes visuelles, devenues motifs, grilles, empreintes. Son usage des outils du chantier, scotch de peintre, ponceuse, bâche, confère à l'ensemble de son travail une dimension processuelle ; comme une œuvre perpétuellement en cours, qui rappelle les villes modernes en mutation continuelle. Les matériaux de ses toiles sont les matériaux de la ville : peinture, papier, tissu, terre, plastique tissé… Pour l'artiste, peindre c'est parfois coudre, déchirer, scotcher, décoller, poncer.

 

Comme s'il avait la volonté de lutter contre la verticalité du monde urbain, qui sépare ceux des sommets et ceux des rues, Adrian Falkner travaille dans son atelier sans distinguer les murs et le sol, allant même jusqu'à accrocher au mur des bâches de protection, jonchées de taches de peinture et de traces de pas. Il occupe indifféremment les deux surfaces, et fait parfois les cent pas sur ses tableaux comme il arpente les rues de Bâle. 

 

La ville écrit, Adrian Falkner la traduit. 

 

 

Nina Ferrer-Gleize

Artiste photographe, autrice, chercheuse

 

 

 


[1] Marguerite Duras, « Le mot lilas presque haut comme il est large… » [1957], in Outside, Paris, Gallimard, Folio, 2014, p. 26-27. 

[2] Brassaï, Graffiti, Paris, Les éditions du temps, 1961.